Trois astuces bizarres pour lire Proust
29 ans ! C’est le temps qu’il m’aura fallu pour lire et surtout apprécier A la recherche du temps perdu. Ça a débuté comme ça, en 1996, dans les jours précédant mon stage ouvrier à Qingdao en Chine. Absolument seul dans une ville inconnue, avec une maîtrise quasi nulle de la langue, ayant depuis longtemps terminé tous les autres livres emmenés et bien sûr sans connexion internet, je n’avais plus le choix : c’était Du côté de chez Swann ou la mort cérébrale.
Adolescent, j’avais plusieurs fois sorti le volume de la bibliothèque de mon père, mais c’était trop tôt, et je n’avais jamais pu franchir le cap des 100 pages. Tout juste me souvenais-je encore de ce mythique incipit : “Longtemps, je me suis couché de bonne heure.”.
De nombreuses personnes me demandent : “Mais comment as-tu réussi ?”. (Non, en fait personne ne m’a jamais demandé ça, mais je continue de vivre dans l’espérance). Alors, tel l’insupportable prétentieux qui revient de l’Everest ou de son premier Iron Man, je vais offrir quelques conseils non sollicités. Comment lire Proust ?
1. Ne pas commencer trop jeune.
Quand Proust décrit pendant 200 pages l’évolution de la jalousie de Swann pour Odette, mon vrai plaisir, ce fut de m’analyser moi-même à travers Swann. Avec une certaine Noémie, en classe de quatrième, j’avais en quelque sorte suivi le même chemin que Swann avec Odette (enfin pas jusqu’au bout, mais je ne vais pas spoiler). Proust, c’est un peu ton psy, sauf que c’est beaucoup plus long et beaucoup moins cher. Le Narrateur décrit d’ailleurs explicitement son œuvre comme un instrument de lecture intérieure dans Le Temps retrouvé :
En réalité, chaque lecteur est, quand il lit, le propre lecteur de soi-même. L’ouvrage de l’écrivain n’est qu’une espèce d’instrument optique qu’il offre au lecteur afin de lui permettre de discerner ce que, sans ce livre, il n’eût peut-être pas vu en soi-même.
Pour moi, la Recherche est un catalogue de situations qui référencent les expériences psychologiques et sociales que j’ai relevées en moi ou autour de moi au cours de ma vie. Je n’aurais pas eu le même plaisir de lire “hors sol” avant d’avoir acquis ces expériences.
2. Lire densément.
La Recherche est un voyage de 5000 pages, parsemé de déserts arides où il ne se passe rien pendant 100 pages mais aussi d’oasis surprenantes et cocasses (Charlus se faisant fouetter dans l’hôtel de Jupien…). Dans mon expérience, si je lis moins de 20 pages par jour, je ne vois pas assez de paysage et je perds le fil et l’envie. Or, il me faut au moins une heure et un espace mental protégé pour cela. Je ne lis donc Proust que chaque année pendant les grandes vacances, quand je peux m’y consacrer le matin, en me donnant comme “objectif” un volume par an.
3. Prendre son temps.
Entre les sinuosités du style (la phrase la plus longue [1] fait plus de 850 mots ! et ferait exploser tous les analyseurs syntaxiques du marché) et la mécanique introversive de l’oeuvre, je crois qu’il serait totalement inutile de parcourir rapidement les lignes. Personnellement, je prends plaisir à suivre le chemin en flânant, lentement, et à m’arrêter à chaque note de l’éditeur, chaque mot que je ne comprends pas, à relire deux, trois, quatre fois les longues phrases que je termine sans en avoir pleinement saisi la substance. A part pour s’en vanter sur LinkedIn, je ne verrais aucun intérêt à lire La Recherche en sprint, en surface, sans creuser en soi-même. Je ne suis pas sûr qu’il faille lire Proust beaucoup plus rapidement qu’il n’a lui-même écrit, car nous voulons avant tout recréer en nous son paysage mental.
–-
Pour finir, je dois ajouter que Proust et une soirée bien arrosée ont ceci de commun : la gueule de bois. C’est douloureux de lire autre chose après ; tous les styles à part Yourcenar paraissent indigestes. Après chaque volume, il m’a fallu quelques mois pour redescendre.
Je me sens, à l’issue de cette lecture, heureux comme après une longue randonnée. Il y a eu des épisodes extraordinaires, des passages magnifiques [2], mais aussi des longues traversées difficiles. L’ennui, l’effort en eux-même font partie de l’expérience étrange. Fourbu, mais content, mes pensées sont déjà toutes au prochain départ.
Notes
[1] Pour le sport, voici la phrase la plus longue de la Recherche. Proust y parle d'homosexualité (souvent nommée inversion dans l'oeuvre).
Sans honneur que précaire, sans liberté que provisoire, jusqu’à la découverte du crime ; sans situation qu’instable, comme pour le poète la veille fêté dans tous les salons, applaudi dans tous les théâtres de Londres, chassé le lendemain de tous les garnis sans pouvoir trouver un oreiller où reposer sa tête, tournant la meule comme Samson et disant comme lui : “Les deux sexes mourront chacun de son côté” ; exclus même, hors les jours de grande infortune où le plus grand nombre se rallie autour de la victime, comme les juifs autour de Dreyfus, de la sympathie – parfois de la société – de leurs semblables, auxquels ils donnent le dégoût de voir ce qu’ils sont, dépeint dans un miroir, qui ne les flattant plus, accuse toutes les tares qu’ils n’avaient pas voulu remarquer chez eux-mêmes et qui leur fait comprendre que ce qu’ils appelaient leur amour (et à quoi, en jouant sur le mot, ils avaient, par sens social, annexé tout ce que la poésie, la peinture, la musique, la chevalerie, l’ascétisme, ont pu ajouter à l’amour) découle non d’un idéal de beauté qu’ils ont élu, mais d’une maladie inguérissable ; comme les juifs encore (sauf quelques-uns qui ne veulent fréquenter que ceux de leur race, ont toujours à la bouche les mots rituels et les plaisanteries consacrées) se fuyant les uns les autres, recherchant ceux qui leur sont le plus opposés, qui ne veulent pas d’eux, pardonnant leurs rebuffades, s’enivrant de leurs complaisances ; mais aussi rassemblés à leurs pareils par l’ostracisme qui les frappe, l’opprobre où ils sont tombés, ayant fini par prendre, par une persécution semblable à celle d’Israël, les caractères physiques et moraux d’une race, parfois beaux, souvent affreux, trouvant (malgré toutes les moqueries dont celui qui, plus mêlé, mieux assimilé à la race adverse, est relativement, en apparence, le moins inverti, accable celui qui l’est demeuré davantage), une détente dans la fréquentation de leurs semblables, et même un appui dans leur existence, si bien que, tout en niant qu’ils soient une race (dont le nom est la plus grande injure), ceux qui parviennent à cacher qu’ils en sont, ils les démasquent volontiers, moins pour leur nuire, ce qu’ils ne détestent pas, que pour s’excuser, et allant chercher comme un médecin l’appendicite l’inversion jusque dans l’histoire, ayant plaisir à rappeler que Socrate était l’un d’eux, comme les Israélites disent de Jésus, sans songer qu’il n’y avait pas d’anormaux quand l’homosexualité était la norme, pas d’anti-chrétiens avant le Christ, que l’opprobre seul fait le crime, parce qu’il n’a laissé subsister que ceux qui étaient réfractaires à toute prédication, à tout exemple, à tout châtiment, en vertu d’une disposition innée tellement spéciale qu’elle répugne plus aux autres hommes (encore qu’elle puisse s’accompagner de hautes qualités morales) que de certains vices qui y contredisent comme le vol, la cruauté, la mauvaise foi, mieux compris, donc plus excusés du commun des hommes ; formant une franc-maçonnerie bien plus étendue, plus efficace et moins soupçonnée que celle des loges, car elle repose sur une identité de goûts, de besoins, d’habitudes, de dangers, d’apprentissage, de savoir, de trafic, de glossaire, et dans laquelle les membres mêmes, qui souhaitent de ne pas se connaître, aussitôt se reconnaissent à des signes naturels ou de convention, involontaires ou voulus, qui signalent un de ses semblables au mendiant dans le grand seigneur à qui il ferme la portière de sa voiture, au père dans le fiancé de sa fille, à celui qui avait voulu se guérir, se confesser, qui avait à se défendre, dans le médecin, dans le prêtre, dans l’avocat qu’il est allé trouver; tous obligés à protéger leur secret, mais ayant leur part d’un secret des autres que le reste de l’humanité ne soupçonne pas et qui fait qu’à eux les romans d’aventure les plus invraisemblables semblent vrais, car dans cette vie romanesque, anachronique, l’ambassadeur est ami du forçat : le prince, avec une certaine liberté d’allures que donne l’éducation aristocratique et qu’un petit bourgeois tremblant n’aurait pas en sortant de chez la duchesse, s’en va conférer avec l’apache ; partie réprouvée de la collectivité humaine, mais partie importante, soupçonnée là où elle n’est pas, étalée, insolente, impunie là où elle n’est pas devinée; comptant des adhérents partout, dans le peuple, dans l’armée, dans le temple, au bagne, sur le trône; vivant enfin, du moins un grand nombre, dans l’intimité caressante et dangereuse avec les hommes de l’autre race, les provoquant, jouant avec eux à parler de son vice comme s’il n’était pas sien, jeu qui est rendu facile par l’aveuglement ou la fausseté des autres, jeu qui peut se prolonger des années jusqu’au jour du scandale où ces dompteurs sont dévorés ; jusque-là obligés de cacher leur vie, de détourner leurs regards d’où ils voudraient se fixer, de les fixer sur ce dont ils voudraient se détourner, de changer le genre de bien des adjectifs dans leur vocabulaire, contrainte sociale, légère auprès de la contrainte intérieure que leur vice, ou ce qu’on nomme improprement ainsi, leur impose non plus à l’égard des autres mais d’eux-mêmes, et de façon qu’à eux-mêmes il ne leur paraisse pas un vice.
[2] Je reprends deux passages ici, l'un célèbre, l'autre moins.
Conclusion de l'épisode dit de la madeleine :
Mais, quand d'un passé ancien rien ne subsiste, après la mort des êtres, après la destruction des choses, seules, plus frêles mais plus vivaces, plus immatérielles, plus persistantes, plus fidèles, l'odeur et la saveur restent encore longtemps, comme des âmes, à se rappeler, à attendre, à espérer, sur la ruine de tout le reste, à porter sans fléchir, sur leur gouttelette presque impalpable, l'édifice immense du souvenir.
Description du Duc de Guermantes dans Le Temps retrouvé :
Il n'était plus qu'une ruine, mais superbe, et moins encore qu'une ruine, cette belle chose romantique que peut être un rocher dans la tempête. Fouettée de toutes parts par les vagues de souffrance, de colère de souffrir, d'avancée montante de la mort qui la circonvenaient, sa figure, effritée comme un bloc, gardait le style, la cambrure que i'avais toujours admirés ; elle était rongée comme une de ces belles têtes antiques trop abimées mais dont nous sommes trop heureux d'orner un cabinet de travail. Elle paraissait seulement appartenir à une époque plus ancienne qu'autrefois, non seulement à cause de ce qu'elle avait pris de rude et de rompu dans sa matière jadis plus brillante, mais parce qu'à l'expression de finesse et d'enjouement avait succédé une involontaire, une inconsciente expression, bâtie par la maladie, de lutte contre la mort, de résistance, de difficulté à vivre. Les artères ayant perdu toute souplesse avaient donné au visage jadis épanoui une dureté sculpturale. Et sans que le duc s'en doutât, il découvrait des aspects de nuque, de joue, de front, où l'être, comme obligé de se raccrocher avec acharnement à chaque minute, semblait bousculé dans une tragique rafale, pendant que les mèches blanches de sa magnifique chevelure moins épaisse venaient souffleter de leur écume le promontoire envahi du visage. Et comme ces reflets étranges, uniques, que seule l'approche de la tempête où tout va sombrer donne aux roches qui avaient été jusque-là d'une autre couleur, je compris que le gris plombé des joues raides et usées, le gris presque blanc et moutonnant des mèches soulevées, la faible lumière encore départie aux yeux qui voyaient à peine, étaient des teintes non pas irréelles, trop réelles au contraire, mais fantastiques, et empruntées à la palette, de l'éclairage, inimitable dans ses noirceurs effrayantes et prophétiques, de la vieillesse, de la proximité de la mort.